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Proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs

Dans la discussion générale, la parole est à M. Henri Cabanel, auteur de la proposition de loi.

 

M. Henri Cabanel, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le compteur tourne – celui des vies arrachées par le sang de la terre, du prix non rémunérateur, du travail acharné qui ne paie plus, de l’aléa qui fait tout basculer, d’un endettement qui étouffe la vie de l’exploitant et de sa famille, de la peur de recevoir une énième lettre de mise en demeure avant saisie ou de se voir agresser par des associations, mais aussi celui de la perte d’humanité d’une administration devenue frileuse et qui gère des dossiers avant de parler à des femmes et à des hommes. Lentement arrive le burn-out, sujet tabou de notre société.

Le suicide en agriculture, c’est tout cela. Alors que faire, tellement la tâche est lourde ? Par quel bout prendre ce fléau ?

La loi Égalim avait cerné le cœur du problème : le partage de la valeur, la nécessité d’un juste prix, à la hauteur des heures de travail et des frais de production. Toutes les parties prenantes, réunies autour d’une table, avaient validé une méthode de coconstruction, mais la loi du marché a vite repris le dessus…

Dans une économie libérale et mondialisée, dans un commerce visant toujours au prix le plus bas, l’humain n’a que peu de place. Oubliées les heures passées dans le froid ou dans la chaleur estivale ; oublié le réveil qui sonne à 5 heures du matin pour la traite ou la cueillette des légumes ; oubliées les factures de semis et de matériel ; oubliés le salaire des ouvriers agricoles et les charges à payer : tout cela ne compte pas. La valeur travail est reléguée loin derrière cette loi du marché, qui seule fait le prix, qui fait la peine.

Voilà quelques mois, en présentant son texte portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques, ma collègue Nicole Bonnefoy avait cité les noms des agricultrices et des agriculteurs décédés de maladie. J’aurais voulu faire de même pour rendre hommage à tous ces oubliés de la terre, mais les chiffres sont écrasants : chaque jour, un agriculteur se suicide. En septembre dernier, la Mutualité sociale agricole (MSA) a livré une information effroyable : 605 suicides pour la seule année 2015 !

Alors, il faut agir ; vite. Cette proposition de loi a été faite avec le cœur, avec les tripes. Je l’ai conçue en visionnant le film d’Édouard Bergeon, Au nom de la terre, qui raconte la vie de son père, Christian : son installation dans l’exploitation familiale, en 1979, la tête pleine d’espoir et de rêves, puis sa lente descente aux enfers, jusqu’au jour fatal.

Vous le savez, je ne suis jamais intervenu sur l’agriculture dans cet hémicycle sans aborder ce sujet. Je glisse toujours cette phrase : « et pendant ce temps, un agriculteur se suicide tous les deux jours » ; mais aujourd’hui, c’est un agriculteur tous les jours…

Je remercie Édouard Bergeon d’avoir réalisé ce film et de m’avoir ainsi donné l’électrochoc qui m’a poussé à prendre ce sujet à bras-le-corps. Je veux remercier mon groupe, le RDSE, qui m’a permis de bénéficier de cette niche ; ses membres, dont notre président, Jean-Claude Requier, sont ancrés dans les territoires et défendent la ruralité, c’est pourquoi ils ont été sensibles à ma demande.

Je veux encore remercier Guillaume Canet, qui est devenu, à l’instar d’Édouard Bergeon et de Christophe Rossignon, le producteur du film, un militant inlassable. Engagés pour défendre les paysans, ils sont venus débattre avec nous, mercredi dernier, comme ils l’avaient fait à l’Assemblée nationale et comme ils le feront au Parlement européen, à Bruxelles.

Pour comprendre ce phénomène, j’ai écouté et j’ai lu les messages d’épouses ou de membres de la famille, reçus sur ma boîte aux lettres électronique. Ces femmes m’ont écrit après l’annonce du dépôt de ma proposition de loi dans La France agricole. Elles m’ont autorisé à les citer ; c’est pour moi un honneur de vous lire quelques témoignages.

Séverine s’inquiète : « En mars 2018, mon frère a tenté de mettre fin à ses jours. Depuis, que de douleurs pour toute la famille : inquiétude, doute et peur… C’est un homme courageux qui ne peut vivre de son travail. Et je sais ce dont je vous parle, car ma sœur et moi avons repris toute l’administration de son exploitation : trop de papiers à faire ; des délais, des dates et des larmes… »

Sylvie et Pascal m’indiquent : « Le problème du suicide en agriculture est tabou, les témoignages rares. Une libération de la parole réduirait sensiblement le problème. L’administration a un grand rôle à jouer ; qu’elle remette de l’humain dans ses relations avec les paysans. L’agri-bashing est aussi administratif. »

Pascale témoigne : « Femme d’agriculteur depuis plus de vingt ans, j’espère que vous arriverez à faire changer les choses. Mon mari n’a encore jamais sauté le pas, mais j’ai passé des soirées à avoir peur qu’il ne revienne. Je prenais mon téléphone ; s’il ne répondait pas, je recommençais. Je pense qu’il ne s’est jamais douté de mes peurs, mais elles sont bien là et on est impuissant face à ce mal-être. »

Aurore, femme d’agriculteur dont l’exploitation est en redressement judiciaire, s’indigne : « Il serait bien que cette loi porte le nom de M. Bergeon, ou de sa femme ou de ses enfants, car ce qu’il faut dire, c’est que la famille est à bout de porter les devoirs, les factures, la comptabilité, les enfants, la maison, son propre travail… Et tout le monde survit. »

Mes chers collègues, je pense que ces quelques témoignages – le ministère en tient des dizaines à votre disposition – posent mieux que de grands discours le problème de fond : la non-rémunération. Le paysan que je suis a sans doute abordé maladroitement ce sujet, par le seul prisme de l’endettement et des finances.

Même si le suicide est présenté, dans l’exposé des motifs, comme multifactoriel, j’ai choisi d’inscrire les banques au dispositif de prévention, car je reste persuadé qu’elles ont un rôle majeur à jouer : elles sont au premier plan pour voir les comptes d’exploitation, mais aussi les comptes privés, virer au rouge.

Alors, on me rétorque que c’est trop compliqué, qu’on ne peut responsabiliser, par la loi, des personnels déjà soumis à des objectifs et à des procédures de qualité, qu’on ne peut confier cette mission de vigilance à un seul partenaire, que le problème économique n’est pas le seul, que des outils existent déjà depuis 2011, quand le Gouvernement avait demandé à la Mutualité sociale agricole de s’emparer du sujet de la prévention.

J’entends tout cela, mais le constat est là, froid et effroyable : il y a toujours plus de suicides d’agriculteurs, malgré tous les moyens mis en place – Agri’écoute, opération Sentinelle, service de remplacement, psychologues, assistantes sociales…

J’ai interpellé des conseillers juridiques, des agriculteurs ; tous relèvent une contradiction : comment peut-on demander à un organisme d’être à la fois celui qui prélève les cotisations sociales, souvent sans ménagements, et celui qui doit vous aider quand ça va mal ? Celui qui montre le bâton et celui qui vous tend la main ? Pourquoi n’y aurait-il pas un organisme qui prélève et un autre qui aide, à l’instar des Urssaf et des caisses primaires d’assurance maladie ?

Il est temps de poser les vraies questions, de mettre tout à plat. Le politiquement correct n’a plus de place quand une filière est décimée par les suicides.

Françoise Férat, rapporteur de cette proposition de loi, la présidente de la commission des affaires économiques, Sophie Primas, et moi-même avons réfléchi. Pourquoi précipiter l’adoption d’un texte alors que ce phénomène, bien qu’ancien et de grande ampleur, est soumis, pour la première fois aujourd’hui, dans cet hémicycle, au débat public et politique ? Nous avons opté pour une motion, qui vous sera présentée tout à l’heure, tendant au renvoi du texte à la commission des affaires économiques.

En effet, l’objectif premier était pour moi de libérer enfin la parole sur un sujet tabou, sur un geste que certains taisent, préférant la version de l’accident du travail, qui ouvre des droits.

Il reste désormais à travailler pour trouver des solutions, d’autres solutions. Pourquoi continuer à énumérer les outils, alors que l’on constate leur manque d’efficience ? L’évidence est là : il faut changer de méthode.

Si les enjeux sont l’avenir de notre agriculture et le juste prix rémunérateur dans un marché mondialisé et libéral, notre mission sera bien de prévenir le suicide en agriculture, avec un objectif essentiel : comment introduire plus d’humanité dans les démarches administratives et les contrôles ? C’est tout un système social qui doit-être réformé.

Le combat pour une vie meilleure pour nos agriculteurs doit être mené parallèlement au travers de toutes les actions nationales et européennes. Pour ce faire, nos échanges ne devront pas être clivés par des convictions politiques ; la vie de milliers de paysans en dépend, et on ne peut plus, face à un constat dramatique, en rester à des postures tranchées, qui nient le désarroi des agriculteurs et font offense à la souffrance paysanne. Nous n’avons plus le temps de croiser le fer en opposant les agricultures : conventionnelle, bio, à haute valeur environnementale, raisonnée, à circuit court… Je vois d’ailleurs avec inquiétude les syndicats s’opposer dans un débat stérile sur l’agri-bashing.

Finissons-en avec les postures d’élus, politiques ou professionnels, et parlons vraiment avec la voix des paysans. Unissons-nous pour avancer, au lieu de nous combattre et de scléroser l’action.

Je conclurai en donnant la parole à deux femmes.

Bénédicte Bergeon, la mère d’Édouard, est toujours exploitante, vingt ans après le suicide de son époux, et essaie de trouver des solutions. Avec une colère contenue, elle énumère des pistes pour aider les agriculteurs à s’en sortir, à ne pas choisir la mort comme solution ultime.

Elle propose de mettre autour d’une même table les banques, la MSA, les experts-comptables pour qu’ils discutent en toute confiance et trouvent des solutions : par exemple, simplifier les mesures, comme l’année blanche de cotisations sociales et bancaires. Elle suggère aussi la mise à disposition d’aides de ménage, de gardes d’enfants, afin de soutenir les femmes dont les maris vivent une période difficile, car les compagnes doivent alors prendre le relais et faire face à la multiplication des démarches administratives, tout en gérant leur travail et la famille.

Bénédicte Bergeon m’a dit une phrase très belle : « On n’arrache pas les pages, on les tourne. » Tournons donc la page et récrivons ensemble le chapitre de la prévention.

Camille Beaurain, veuve à 24 ans, a cosigné un livre avec le journaliste Antoine Jeandey, présent aujourd’hui dans nos tribunes. Elle y décrit le bonheur d’une vie rurale, puis l’inquiétude, la dépression, le premier geste, enfin le second, qui sera fatal… Dans ce livre, Camille se révolte, à bon droit : « Tu ne t’es pas suicidé, tu as été tué, tué par tous ceux qui ont voulu profiter de toi, tué par le manque d’humanité, tué par les institutions, par tout un système qui a vu en toi un travailleur acharné créateur de richesses auxquelles tu n’as pratiquement jamais eu accès. Notre monde est devenu fou ; il tue les paysans qui l’alimentent. »

Ces mots très durs nous confrontent à nos défaillances. Nous nous rendons tous coresponsables, en nous taisant, en acceptant l’inacceptable, en nous arrangeant de solutions qui ne fonctionnent pas, en ne dénonçant pas un système qui privilégie la dématérialisation et qui oublie l’humain.

Le compteur tourne. Ce soir, en vous couchant, chers collègues, pensez qu’il y aura un paysan de moins, et demain, un autre, et après-demain, encore un autre. Notre devoir est de faire en sorte que cela cesse. (Applaudissements.)

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